Tuesday 17 October 2017

Indonesia Raya Les trois âges du nationalisme indonésie

Indonesia Raya Les trois âges du nationalisme indonésien À l'annonce des résultats du référendum d'auto-détermination à Timor Est, en septembre 1999, Megawati Sukarnoputri (la présidente du Parti démocratique indonésien « Combat » sorti victorieux des élections législatives du 7 juin, devenue Présidente de la République d'Indonésie le 23 juillet 2001) s'est déclarée profondément « peinée » du choix indépendantiste des Timorais. Visiblement émue – « au bord des larmes » selon l'un de ses proches conseillers – Megawati a toutefois tenu à assurer la communauté internationale qu'elle ne s'opposerait pas à cette décision collective. Malgré une mise en scène mélodramatique, le cœur ne semblait donc pas vraiment y être pour pleurer la perte de la 27e province du pays. Dans les mois qui ont suivi l'arrivée de l'UNTAET (United Nations Transitory Administration in East Timor), les diplomates du Deplu ont refermé le dossier, refusant de l'évoquer dans les réunions multilatérales. Le président Abdurrahman Wahid a même choisi, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Alwi Shihab, de poursuivre une politique dite de « bon voisinage » (good neighborhood policy) qui équivalait à engager des consultations trilatérales entre l'Australie, l'Indonésie et Timor Est pour résoudre au plus vite les litiges portant sur des questions pratiques (dommages et compensations à la suite de la saisie de biens fonciers des colons javanais, réouverture des liaisons aériennes et maritimes entre Dili et Java, gestion des dettes commerciales). Après avoir durant deux mois fait ses gros titres de la « violation de la souveraineté nationale » par une force d'interposition sous commandement australien , la presse indonésienne n'aborda plus le sujet qu'au chapitre des faits divers de politique internationale. Un lourd silence entoura dès lors la « question timoraise ». C'est un étonnant paradoxe que cette alternance de furie guerrière et d'indifférence, voire même de courtoisie diplomatique, de l'Indonésie à l'égard de Timor Est. Quelques mois à peine après que les milices « pro-intégration » soutenues par l'armée indonésienne aient mis le territoire à feu et à sang – détruisant près de 70 % des infrastructures et faisant plusieurs milliers de victimes – le CNRT (Conseil national de la résistance timoraise) et le gouvernement de Gus Dur négociaient comme de vieux voisins par émissaires interposés. Comment expliquer ce virage prag¬matique de l'Indonésie dans son approche de l'épineux « dossier timorais » ? S'agit-il d'une brusque conversion à la realpolitik des relations internationales – accélérée par la menace d'une mise au ban totale par les États occidentaux – ou bien est-ce l'indice d'une profonde ambivalence des discours nationalistes indonésiens à l'égard du statut historique de Timor Est ? Un peu des deux sans doute. Pour comprendre, sans oublier de condam-ner mais en évitant de verser dans un « anti-indonésianisme » primaire nourri d'inculture autant que de mauvaise foi militante, il est indispensable de retracer, à grands traits, la généalogie du nationalisme indonésien. L'imaginaire nationaliste des élites djakartanaises ne se réduit pas à un discours figé. C'est tout au contraire un construit évolutif, fruit de l'amal¬game instable de répertoires distincts de notions et de représentations, héritées de « moments-clefs » de l'histoire politique moderne de Java. La tension entre une vision « populiste-plébéienne » de la nation, incarnée par Sukarno, et une vision « mystique-aristocratique » de la société, élaborée par les hérauts priyayi du renouveau culturel anti-colonial comme Ki Hadjar et Raden Soetomo, n'a cessé de travailler les représentations de la communauté citoyenne, de ses frontières « ethniques » et territoriales. Ce n'est qu'en prenant la pleine mesure de la complexité des legs idéologiques informant le sentiment nationaliste contemporain, que l'on pourra saisir l'ampleur du défi que constitue, pour une Indonésie « en transition » qui tente de s'extraire de la gangue de son passé autoritaire, la redéfinition même de son identité politique. En simplifiant quelque peu une histoire sinueuse, qui ne se laisse pas facilement réduire à un récit linéaire, il est possible de distinguer trois phases principales dans l’élaboration du discours nationaliste indonésien. La première phase, qui prend place à Java dès le milieu du XVIIIe siècle et dure jusqu’au début des années 1910, est celle de ce qu’Anthony Smith appelle le « revivalisme » culturel . On pourrait encore parler ici de « nationalisme d’avant le nationalisme », au sens d’une période de genèse d’imaginaires politiques qui, bien qu’ils ne soient pas encore articulés à une exigence stato-nationale du type de celle qui anime l’Europe au XIXe siècle, constituent par la suite un vivier d’idées et d’images pour les acteurs de la revendication anti-coloniale. C’est en particulier la séquence historique durant laquelle prennent forme les constructions territoriales de l’identité culturelle, c’est-à-dire s’élaborent les représentations « cartographiques » du domaine de sou¬veraineté. Cette période est marquée, dans un premier temps, par la présence croissante des flottes commerciales européennes en mers d’Insulinde puis, dans un second temps, par la subjugation des noblesses indigènes et l’édification de l’État colonial néerlandais. La domination étrangère de Java contribue alors à attiser un processus de création identitaire chez les lettrés palatins autochtones et chez les fonctionnaires indigènes de l’empire. C’est au cours de cette longue période que se mettent en place les principaux ingrédients idéologiques et imaginaires à partir desquels les divers mouvements politiques du XXe siècle concocteront leur vision « ethnique » et territoriale, de la nation. La seconde phase, qui dure du début des années 1910 à la fin des années 1950 (avec la parenthèse de l’occupation japonaise, de 1942 à 1945), correspond à l’entrée en politique des « masses ». C’est l’âge du rakyat, le « peuple » en marche vers son destin, l’heure de la Revolusi et des élans populistes. La troisième phase, qui s’étend du début des années 1960 à nos jours, est à la fois la négation et l’aboutissement des efforts de construction stato-nationale antérieurs. Elle en est la négation car elle se caractérise surtout par l’instauration d’un régime autoritaire qui souhaite, dans ses propres termes, « dépolitiser les masses », les réduire au silence, et qui cherche à accaparer totalement le pouvoir de définition de la nation (bangsa). Mais cette période est aussi celle de l’aboutissement de deux siècles de décloisonnement des territoires, d’invention et de diffusion d’une langue de chancellerie (le malais devenu l’indonésien), de mise en place d’un immense système de gouvernement, et d’insertion dans l’économie et les enceintes diplomatiques internationales. Elle est traversée de soudaines résurgences d’enthousiasme nationaliste qui, aujourd’hui tout comme hier, sont difficiles à canaliser. La phase revivaliste : la réinvention de Java par les élites lettrées On ne peut comprendre la dérive autoritaire de l’Indonésie post-coloniale sans se pencher sur les racines historiques de son imaginaire nationaliste. Bien qu’il soit toujours périlleux de fixer arbitrairement un point de commencement à des processus complexes qui courent sur des siècles, il est possible de dater l’entrée de Java dans l’ère de la modernité politique de l’apogée de l’empire de Mataram, sous le règne de Sultan Agung (1601-1646). En près de deux décennies d’incessantes conquêtes territoriales, Sultan Agung transforme une royauté confinée au sud de la partie centrale de Java en un puissant empire disposant d’une vaste façade maritime. Les longues marches des armées de Mataram à travers les plaines du bassin de la Brantas jusqu’au Pasisir (la côte septentrionale) d’une part, à travers les reliefs montagneux du pays soundanais (à l’ouest) jusqu’à Batavia de l’autre, accélèrent la mise en place de ce qu’Otto Bauer nomme une « communauté de communications », c’est-à-dire hâtent la réunification de l’île sous l’égide d’une autorité politique dominante. En s’emparant en 1625 du port marchand de Surabaya, acculé à la famine par la rupture de son approvisionnement en riz et en eau, Sultan Agung réconcilie le modèle de l’empire agraire, centré sur la mise en valeur des hinterlands rizicoles, avec celui de l’État-entrepôt, qui vit de la ponction opérée sur les cargaisons en transit . La mer et la rizière, les élites cosmo¬polites du Pasisir et la petite paysannerie des vallées, se trouvent réunies au sein d’un même ordre politique. Au faîte de sa gloire et peu avant sa mort, Sultan Agung règne sur la quasi-totalité de Java, à l’exception du Sultanat de Banten et de Batavia (conquise par les troupes néerlandaises de Jan Pieterszoon Coen en 1619 et qui résistera à deux sièges). Ses armées effectuent des raids dévastateurs dans l’ouest de Bali, et nombre de royaumes des Îles extérieures sont obligés de lui rendre hommage et de lui accorder des privilèges commerciaux. Pour régenter les domaines nouvel¬lement annexés, Sultan Agung crée un corps d’administrateurs issus de la noblesse de robe, les priyayi (para yayi), qui font contre-poids à l’aristocratie de sang, à la soldatesque et aux oulémas, dont il se méfie. Il bâtit des routes, des ponts, et une nécropole royale, baptisée Imogiri . Sultan Agung ne fait pas qu’unifier territorialement Java, en maillant son domaine dynastique de fonctionnaires et de soldats. Il l’unifie également sur un mode idéologique, en réconciliant plusieurs traditions de légitimation dont l’entrée en concurrence risquait à tout moment de fragiliser son empire. Les mythes de royauté de Mataram, énoncés par les scribes et les poètes de cour, empruntent autant à l’islam impérial qu’aux légendes proprement « javanaises ». La Babad Tanah Jawa – la « Chronique de Java », qui désigne par convention un ensemble de textes des XVIIe et XVIIIe siècles – puise aux sources des scribes de Sultan Agung lorsqu’elle affirme que le fondateur de la dynastie de Mataram, le Panembahan Senopati, s’est adjoint le concours de la déesse des océans du Sud, la Ratu Kidul. Fille maudite d’un souverain de Pajajaran qui l’a transformée en créature mi-femme mi-serpent, la Ratu Kidul serait apparue à Senopati sur les plages de Parangtritis, au sud de Jogjakarta, après que la puissance de méditation du prince ait mis l’océan en ébullition. Le prince et la déesse se seraient alors charnellement unis dans un palais sous-marin, et la Ratu Kidul aurait mis les génies de Java (les dedemit) au service de la dynastie naissante. Senopati aurait ensuite rencontré Sunan Kalijaga, l’un des Neuf Saints (Wali Sanga) qui auraient islamisé Java au cours du XVIe siècle grâce à leurs pouvoirs magiques. Sunan Kalijaga aurait converti Senopati à l’islam et jeté les fondations mystiques du palais de la dynastie . Les processus de centralisation administrative et idéologique qui culminèrent sous le règne de Sultan Agung firent de Java un espace politique homogène – quoique toujours maillé de points aveugles comme les forêts de haute montagne où se réfugiaient les ascètes et les bandits, ou les étendues maritimes qu’arpentaient à leur guise les « gens de mer » (orang laut). L’empire de Mataram devient d’autant plus facilement, avec l’empire de Majapahit qui l’a précédé de deux siècles et dont nous savons peu de choses, l’une des références majeures du discours nationaliste javanais, que celui-ci est élaboré par une intelligentsia issue ou proche du monde aristocratique. Surtout, la gloire de Mataram dure peu, puisque le negara de Sultan Agung est le dernier empire insulindien indépendant avant l’arrivée des flottes puis des armées européennes. À partir de la fin du XVIIe siècle, en effet, les rivalités commerciales en mers d’Insulinde provoquent l’ingérence accrue de la Compagnie des Indes Orientales (Vereenigde Oost-Indische Compagnie ou VOC) dans les affaires politiques intérieures de Java. Souhaitant s’assurer le contrôle d’un réseau de fortins et de rades de mouil¬lage le long de la « route des épices » qui court jusqu’aux îles poivrières de Ternate et Tidore, la VOC intervient de plus en plus ouvertement dans les querelles de succession au trône de Mataram. La mort de l’empire est consommée au milieu du XVIIIe siècle par la signature du traité de Giyanti (1755) qui scinde la maison royale en deux principautés : l’une sise à Jogjakarta et placée sous l’autorité de la Maison Hadiningrat, l’autre sise à Surakarta et dirigée par la lignée des Paku Buwono . En 1757 naît une troisième principauté gravitant dans l’orbite de la cour de Solo, le Mangkunegaran, et en 1812 une quatrième, le Paku Alaman, qui empiète sur le domaine du Sultan de Jogja. D’un empire uni et puissant, il ne reste donc plus, au début du XIXe siècle, que quatre maisons nobiliaires s’en disputant l’héritage idéologique et les regalia (les pusaka). L’important est ici de remarquer que sur les cartes impériales javanaises de l’ère précoloniale, telles que celles-ci se donnent à voir dans les écrits de royauté comme le Negarakertagama ou la Babad Tanah Jawa qui inspirent les poètes de cour de Solo et de Jogja durant deux siècles, l’île de Timor est très rarement mentionnée, ou bien n’occupe qu’une position ancillaire par rapport à Sumatra, Bornéo ou Bali. Avant le XVIe siècle, Timor est pourtant mentionnée au titre d’une importante destination de négoce dans les récits de voyage et les carnets de bord des flottes chinoises de Fu-Kien et de Kuang-Tun. C’est « l’île couverte de Santal », un bois rare odoriférant qui constitue l’un des produits prisés du commerce dit « d’Inde en Inde » . Sous l’empire de Majapahit, aux XIVe et XVe siècles, des commerçants javanais implantent même une série de petits comptoirs portuaires sur l’île. Mais comme le note Gabriel Defert, « l’île n’a sans doute jamais réellement fait partie des grands empires indonésiens ». Trop excentrée par rapport au centre de gravité dynastique des negara de Java et de Sumatra, située au terme d’un long et dangereux parcours de navigation impliquant le franchis¬sement de nombreux détroits et passes d’eau profonde, maillée de petites royautés autochtones sans lien généalogique avec les maisons nobiliaires du monde malais, site de « production spécialisée » mal intégré dans les circuits monétaires sub-régionaux, Timor n’a donc jamais véritable¬ment figuré sur les cartes impériales insulindiennes. Seule l’implantation des missionnaires portugais à Solor dans les années 1560 lui confère une importance straté¬gique toute relative, du fait de l’essor de la concurrence sauvage entre puissances maritimes européennes. Mais à partir de la création, en 1602, de la VOC, Timor n’est plus qu’un pion parmi bien d’autres (comme les « îles aux épices » de Ternate et Tidore, dans l’archipel des Moluques) au sein du « grand jeu » commercial qui bat son plein dans les mers d’Insulinde. La VOC était une compagnie commerciale administrée par « Dix-Sept Directeurs » issus du milieu des bourgmestres et des armateurs d’Amster¬dam et de La Haye. Il est somme toute peu vraisemblable qu’elle ait d’emblée eu l’idée de conquérir politiquement cette immense guirlande d’îles qui constitue l’Insulinde. Seule la mainmise sur la « route des épices », que convoitaient également les Portugais, implantés à Malacca puis à Macao, l’intéressait. Mais les arrangements préférentiels laborieusement négociés se trouvant remis en cause à la mort de chaque souverain local et les offres étrangères faisant monter les enchères, la subjugation politique des royautés insulaires se révéla finalement la plus payante des solutions. La VOC, minée par les exigences excessives des actionnaires et les exactions en surnombre de ses soudards, fit toutefois faillite en 1799. Aussi la Couronne des Pays-Bas prit-elle officiellement possession, en 1800, de l’ensemble des forteresses et des domaines horticoles de la Compagnie. Après un double interlude, napoléonien (1806-1811) et anglais (1811-1816), les Pays-Bas s’attelèrent à la construction d’une vaste colonie d’exploitation. De 1825 à 1830, une fraction importante de l’aristocratie de Jogjakarta et des lettrés islamiques prit fait et cause contre les Hollandais aux côtés du Prince Diponegoro, à la suite d’une querelle de succession et de maladresses protocolaires. La « Guerre de Java », qui fit (épidémies comprises) près de 200 000 morts dans les deux camps, faillit coûter Java aux Pays-Bas. Diponegoro fut vaincu et exilé à Manado où il mourut . Pour éviter que semblable velléité de révolte ne resurgisse, les colonisateurs décidèrent d’in-tégrer la noblesse de robe des priyayi dans l’édifice administratif impérial. Cette stratégie, qui durera jusqu’à la fin de l’Empire des Indes néerlandaises en 1942, conduisit à la création du Pangreh Pradja, une branche indigène de fonctionnaires réservée pendant longtemps aux fils de chefs indigènes (volkshoofden) . La nécessité politique de cette cooptation se doublait d’une nécessité éco-nomique, puisque le Gouverneur J. Van Den Bosch (1830-1833) s’était donné pour mission d’instaurer une économie de plantations à Java dans le cadre d’un « système de cultures obligatoires » (Cultuurstelsel) reproduisant en partie le système esclavagiste en vigueur au Surinam (alors Indes néer-landaises occidentales). De vastes plantations de thé, de tabac et de canne à sucre firent leur apparition sur l’île, en particulier dans les Preanger (région autour de la ville de Bandung) et dans l’Oosthoek (pointe orientale de l’île, dans la région de Probolinggo et de Pasuruan). L’administration des plan-tations publiques impliquait de disposer d’un corps de fonctionnaires indigènes pouvant assurer le relais entre le monde des villages et Batavia. Sur les modèles napoléoniens des préfets et néerlandais des regenten, les priyayi de Jogja et de Solo (ainsi que les grandes familles nobles de Madura et de Bant¬en) devinrent les gardes-chiourme du système des cultures . L’intégratio¬n des priyayi dans les cadres de l’administration impériale eut toute une série de conséquences importantes pour qui s’intéresse à la sociogenèse du nationalisme javanais (lui-même matrice du nationalisme indonésien). En premier lieu, la jonction entre l’État et les campagnes se réalisa sur un mode distinct de celui qui prévalait à l’époque précoloniale, où les souverains disposaient de droits sur les hommes et non sur les terres, dans le cadre de relations de dépendance et de servage personnalisées, et où la concurrence entre barons et entre souverains rendait toujours possible la fuite en cas de surexploitation. L’État colonial agissait à travers une pléthore d’agences bureaucratiques spécialisées, et il ne tolérait pas les sanctuaires de haute montagne : la petite paysannerie était pour la première fois prise au piège d’un mécanisme unique de récollection des allégeances. En second lieu, le mode de vie des priyayi se modifia sensiblement. Ils devinrent en quelques décennies une véritable élite polyglotte et pérégrine – passant sans encombre du malais au hollandais et au javanais et arpentant en tous sens, au gré de leurs mutations administratives, l’ensemble du territoire javanais, et parfois insulindien. Ils prirent le pas sur l’aristocratie de sang, dévelop¬pant des compétences propres à la société coloniale. Les priyayi étaient donc le rouage essentiel du système d’exploitation colonial. Aussi purent-ils sans encombre le gripper. De 1870 à 1900, après que le Système des cultures ait été démantelé du fait de l’arrivée au pouvoir des Libéraux dans la colonie, un système éducatif de plus en plus sophis¬tiqué se mit en place, pour former les cadres du Pangreh Pradja. Ces jeunes priyayi qui fréquentaient les OSVIA et les STOVIA (les écoles de fonction¬naires et de médecins indigènes) se trouvèrent cependant bloqués dans leurs trajectoires d’ascension sociale, à mesure que se tarissait la capacité d’embauche du secteur administratif et que les discriminations raciales inter¬disaient aux plus brillants d’entre eux d’occuper des postes de premier plan. En 1908, des étudiants de la STOVIA de Weltevreden créèrent une associa¬tion corporatiste pour promouvoir une réforme interne du Pangreh Pradja. Cette association, le Budi Utomo, évolua très rapidement vers l’exaltation du particularisme culturel javanais. Les petits priyayi de Java estimaient en effet que d’autres « peuples » de l’archipel (comme les Ménadonais ou les Amboinais chrétiens) étaient privilégiés à leurs dépens dans certains corps administratifs. Le Budi Utomo, sous la houlette de véritables entrepreneurs de tradition soucieux de réhabiliter la gloire des empires passés, comme le Dr Wahidin, accomplit la jonction entre un ensemble de requêtes corpo¬ratistes et une volonté de renouveau culturel qui se traduisait par l’exalta¬tion des arts palatins (wayang purwa, gamelan) et la remise au goût du jour des enseignements mystiques des défunts poètes de cour . Sur les cartes mentales des priyayi du Budi Utomo, fascinés par l’excavation des vestiges supposés de l’empire de Majapahit et par le modèle politique fantasmé de Mataram, le Timor n’a aucune place. L’Indonésie de l’association étudiante Indische Vereniging, qui naît à Leyde en 1908 et prendra en 1923 le nom de Perhimpoenan Indonesia, regroupe certes des étudiants javanais, sumatranais (surtout Minangkabau) et Indo-Européens. Mais les jeunes lettrés considèrent les Timorais christianisés comme des suppôts du colonialisme . Dans sa contribution au Gedenboek du Budi Utomo, publié en 1918 à l’occasion du dixième anniversaire du mouvement, Goenawan Mangoenkoesoemo écrit sans ambiguïté : « Nous ne recherchons pas la coopération des Sumatranais, des Ménadonais, des Amboinais ou de tous ces autres peuples qui habitent les Indes et qui vivent sous la protection du drapeau hollandais. […] Que connaissons-nous de nos compatriotes ? Ainsi que nous, ils ont leur histoire et leur culture. Mais nous n’en savons rien ! Peut-être cette histoire et cette culture sont-elles très différentes des nôtres. Peut-être nourrissent-ils d’autres ambitions que nous. […] Les Javanais et les Ménadonais qui ont suivi les mêmes études sont-ils traités et rémunérés de la même façon ? L’égalisation des salaires avec les Européens n’est-elle pas monnaie courante pour eux, et fait rarissime pour nous ? Non, nous ne devrions pas chercher à coopérer avec ces groupes de la population, même si cela devait nous attirer des reproches. De cette manière, nous avons circonvenu notre mission vis-à-vis de l’extérieur [onze taak naar buiten]. C’est devenu, pour nous, un concept d’ordre culturel [een cultureel begrip]. Dans ce concept culturel, nous recherchons les éléments distinctifs d’un peuple, d’une nation [de elementen, die het volk, de natie, vormen] » . Pour toutes les associations qui, comme le Budi Utomo, Jong Java ou Perhimpoenan Indonesia, furent, au début du XXe siècle, les matrices du sentiment anti-colonial, les alliances ethniques étaient difficilement envisa-geables. Seule une coopération de type tactique avec l’élite Minangkabau, dont provenait Mohamad Hatta, était admissible – ne serait-ce que parce que la vivacité de la pratique islamique à Sumatra (attestée par la Guerre des Padris de 1821-1838 et par la Guerre d’Aceh de 1873-1907) était un gage de résistance naturelle à la tutelle néerlandaise. Dans les quinze premières années du XXe siècle on assiste donc, à Java, à la naissance d’un nationalisme ethnique centré sur le culte des défuntes configurations impériales autochtones. La notion émergente de nation indonésienne se trouve parasitée par la redéfinition d’un volk javanais – un processus en prise sur l’expertise ethnographique néerlandaise. Mais cette idée d’un espace inaltérable de « javanité » était aussi le fruit d’un immense effort d’imagina¬tion accompli depuis près de deux siècles par les lettrés palatins. Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, les poètes de cour (pujangga) avaient en effet affiné la définition, auparavant fluctuante, de la « javanité ». Des centaines de manuels de mœurs et de traités ésotériques avaient eu pour objet de décrire la « juste manière javanaise de faire les choses » (cara jawi). Tant par opposition aux Européens que par volonté de se différencier nettement d’autres groupes sociaux indigènes (l’aristocratie de sang délurée, les marchands avares et grossiers, et les paysans stupides), les pujangga mirent au point une vision du monde social qui s’articulait autour de trois principes. En premier lieu, se trouvait affirmée l’existence d’un avers invisi¬ble du réel, un dunia kang samar peuplé de créatures bénéfiques et maléfi¬ques, de divinités et d’esprits, auquel on pouvait accéder par la pratique d’exercices d’abstinence et de méditation (tapa) . Cette croyance en une dimension cachée de l’univers était un registre de légitimation des élites nobiliaires, qui firent de l’ascète des chroniques anciennes (pendeta) leur modèle de personnalité. La quête du pouvoir mystique (wahyu, kesakten) se réalisait par les pélerinages aux tombes des saints (ziarah kuburan), par l’octroi de la bénédiction divine (berkah) par les lettrés islamiques (kyai) et par la pratique régulière de l’ascèse. En second lieu, les lettrés palatins posaient l’existence d’un chiasme ontologique entre les aristocrates, « gens de l’esprit », et les « petites gens », les wong tjilik considérés comme des « gens du corps ». Leur vision du monde social était foncièrement inégalitariste. Seuls les descendants de la caste martiale de l’empire de Mataram, les ksatria (chevaliers), avaient droit de gouverner et de commander. En dernier lieu, les arts de négoce se trouvaient totalement discrédités par l’affirmation du caractère intrinsèquement néfaste de la recherche du profit. L’argent était jugé « impur » (wang haram) et l’attache¬ment aux biens de ce monde considéré comme une preuve de faiblesse de caractère, sinon même l’indice d’une damnation. Le Java des poètes de cour de Solo et de Jogja était donc un monde, pour partie visible et pour partie dérobé au regard ordinaire, de hiérarchies infrangibles. C’est cet imaginaire de javanité qui inspira la plupart des figures de proue du mouvement nationaliste javanais dans les années 1910-1920. Quel que fut leur radicalisme affiché, les priyayi entrés en politique gardaient le regret d’un âge d’or mythique de Java, durant lequel nul n’aurait osé tenté de s’affranchir de son statut social, dicté par les dieux et la tradition. Les jeunes priyayi du Budi Utomo, comme Goenawan Mangoenkoesoemo ou Noto Soeroto, étaient tous opposés à l’hypothèse d’une révolution sociale qui eut remis en cause leurs intérêts de classe. Même les priyayi éduqués du Pasisir qui prônaient une révolte contre le « carcan » de la tradition, comme Raden Adjeng Kartini ou les frères Achmad et Hussein Djajadiningrat, ne s’écartèrent jamais de la voie du réformisme. Il fallait attendre une autre génération de leaders, liée à l’entrée en politique des « masses », pour que ce nationalisme ethnique javanais – qui était par nature anti-démocratique au plan politique et conservateur au plan moral – cédât la place à une vision tout autre de la nation à naître. La phase populiste : l’entrée du rakyat en politique La naissance du Budi Utomo en 1908 a été rendue possible par un mou-vement bien plus ancien d’invention de la tradition aristocratique javanaise. La fin du XIXe siècle fut en outre l’âge de la presse vernaculaire. Des dizaines de petites publications sino-malaises ou priyayi firent leur apparition, contri-buant à initier et nourrir le débat d’idées . Des « associations ethniques » (ou associations d’originaires) regroupaient les étudiants issus d’une même région et tentaient de faire prévaloir leurs intérêts auprès des administra¬tions : la Jong Java et la Jong Sumatranen Bond étaient les deux plus actives. Peu politisées au début, ces associations furent vite amenées à prendre position sur les grandes questions du moment. Le développement rapide du débat public était en réalité la conséquence d’un changement fondamental dans la politique coloniale néerlandaise. En 1901, la Reine Wilhelmine avait annoncé, dans son Discours du Trône pour partie inspiré par les choix idéologiques de la nouvelle coalition chrétienne de gouver¬nement dirigée par le Parti Anti-Révolutionnaire d’Abraham Kuyper, que les Pays-Bas avaient une « obligation morale » à remplir envers les populations indigènes d’Insulinde. La « Politique coloniale éthique », qui dura jusqu’à la féroce répression des rébellions communistes en 1926, se donna pour objectif « le développement matériel et moral des Indigènes » (ce qui impliquait notamment leur évangélisation, qu’avaient toujours refusée les Libéraux qui freinaient le zèle des missions chrétiennes). Cette phase ultime du colo¬nialisme néerlandais ne modifia guère, dans les faits, la vie quotidienne des coolies des plantations et des bujang (ouvriers) sous-payés du secteur manufacturier urbain. Hormis la mise en place d’un vaste appareil de santé publique et de surveillance sanitaire, les « Ethicis » (partisans de la Politique éthique) ne tinrent aucune de leurs promesses, tant du fait de l’opposition émanant des secteurs les plus conservateurs de la société coloniale que du fait de contraintes budgétaires croissantes . Or cet échec patent de la Politique Éthique donna des arguments à ceux qui, au sein du mouvement nationaliste, pensaient que les compromis avec le gouvernement colonial ne servaient à rien. Alors que les années 1910 avaient été celles d’un pénible dialogue entre l’État et les divers mouve¬ments politiques javanais (et notamment avec la Sarekat Islam, née en 1912 dans le quartier pieux de Jogjakarta et qui entendait défendre les intérêts des entrepreneurs en textile musulmans contre les négociants chinois), la décennie 1920 fut celle du radicalisme politique. La Première Guerre mondiale avait donné lieu à de très violents débats autour du projet de création d’une « milice indigène » pouvant servir, en cas d’attaque du territoire, de corps auxiliaire de l’Armée royale des Indes. Le Budi Utomo et la Sarekat Islam étaient d’avis que la conscription impliquait l’octroi d’un droit de participation à la vie politique. En 1918, l’État accéda à leur requête et institua une Assemblée du Peuple (Volksraad). Mais celle-ci ne fut qu’une enceinte-fantôche : le pouvoir exécutif resta tout entier concentré dans les mains du Gouverneur-Général. L’empire des Indes commença en outre à ressentir le contrecoup de la montée en puissance des mouvements isla-miques réformistes, elle-même liée à l’essor fulgurant du nombre de pèlerins se rendant à La Mecque. Dans le royaume saoudien, une communauté Jawa regroupait plus de 10 000 fidèles : elle fut un berceau du militantisme wahhabite et aida au renforcement des confréries soufies (tarekat) qui maillaient Java Est. En 1912 naquit, à l’initiative du Kiai Haji Ahmad Dahlan (1868-1923), la Muhammadiyah, qui devint la plus puissante des organisations réformistes désireuses de purifier l’islam javanais de ses scories païennes (comme le culte des saints et les repas funéraires). En 1926, Kiai Haji Hasjim Asjari (1871-1947) établit la Nahdlatul Ulama comme association de défense de l’islam « traditionnel » de Java Est . Les années 1920 furent en particulier marquées par l’extension de l’assise sociale des luttes politiques. Celles-ci avaient jusqu’alors été menées par les élites sociales de Java : la noblesse de robe des priyayi, les pieux commer¬çants des kauman, une poignée de pamphlétaires et de journalistes – issus soit du monde des palais (comme Mas Marco Kartodikromo), soit du milieu des Indos (comme Douwes-Dekker), soit des communautés sino-javanaises. Mais la fin du Système des cultures et le développement indus¬triel de la colonie donnèrent prise à la naissance de syndicats clandestins, qui furent de plus en plus actifs dans les plantations de l’est de Java à mesure que les cours mondiaux du sucre et du café fluctuaient, imposant une épuisante course à la productivité. Le développement des chemins de fer, des compa¬gnies de navigation et du réseau postal créa une classe de petits salariés indigènes alphabétisés sensibles aux discours socialistes de l’Indisch Partij et des partis ouvriers métropolitains . La création du Parti commu¬niste indo¬nésien (PKI) en 1920 fut l’aboutissement logique de ces trans¬formations sociales et politiques. Les années 1920-1925 virent se multiplier les grèves sauvages, matées à grands renforts de troupes. En 1926, une série de rébel¬lions avortées, imputées au PKI, fournit au gouvernement colonial l’occasion de procéder à une gigantesque campagne de répression, qui se solda par plusieurs milliers d’arrestations et de déportations dans les camps de Boven Digoel . Les autorités de Batavia considérèrent par la suite qu’elles avaient deux ennemis : le communisme, « malfaisance étrangère », et le nationalisme de masse, qu’incarnait le Parti nationaliste indonésien (PNI) créé par Sukarno en mai 1928. Le PNI était l’héritier du Club étudiant de Bandung, fondé en novembre 1925 par Sukarno au Collège de technologie sur le modèle du Club Étudiant de Surabaya qu’avait inauguré le Dr Soetomo (1888-1938) en 1924. Le PNI devint très rapidement le centre de gravité des mouvances indépendantistes, grâce surtout au génie tactique et à la plume dévastatrice de Sukarno. Fils de petits priyayi au service de l’État colonial, Sukarno était l’incarnation typique de l’élite polyglotte sécrétée par la phase éthique de l’empire. Parlant parfai-tement javanais, malais, néerlandais, capable de lire l’allemand et le français, possédant même des notions avancées de grec et de latin classiques, il alterna, dans son plaidoyer devant les juges de Bandung en 1930, les réfé¬rences aux ethnologues de Leyde, à Rousseau, à Hegel. À la fin des années 1920, devant l’ampleur de la répression policière et du fait de l’essor du PNI à la faveur de la débandade communiste, les tentatives d’unification du mouvement nationaliste s’accélérèrent. En octobre 1928, un Congrès eut lieu à Batavia qui s’acheva par un « serment de la jeunesse » (sumpah pemuda) et l’énonciation du principe trinitaire : « une mère-patrie, l’Indonésie ; une nation, l’Indonésie ; un langage, la langue indonésienne (Bahasa Indonesia) ». Dans les grandes villes de l’archipel, les initiatives du PNI étaient relayées par la presse de langue malaise. Des fronts communs et des fora apparurent un peu partout. Malgré ces tentatives, le gouvernement colonial reprit la main, et une nouvelle vague de répression s’abattit sur le mouvement nationaliste en 1933. Jusqu’en mars 1942, date de la capitulation du gouver¬neur général devant les troupes japonaises, Batavia refusa obstinément la « main tendue » des nationalistes « coopératifs » . Entre la fin du XIXe siècle, marquée par de nombreuses révoltes locales de type mahdiste ou millénariste contre le colonisateur néerlandais , et les années 1930, qui consacrent une spectaculaire entrée en politique du peuple (rakyat) sous l’égide du PNI et des mouvements réformistes islamiques, la nature même de la protestation a changé. Les lettrés palatins qui contaient l’âge d’or de Java dans leurs Serat n’avaient pas la moindre idée, et se souciaient fort peu, d’une entité politique insulindienne courant d’Aceh (au nord-ouest de Sumatra) aux Îles Moluques. Leurs modèles d’expansion impériale (Majapahit au XIVe siècle et Mataram au XVIIe siècle) avaient toujours pour centre l’espace dynastique javanais, compris entre le Mont Merapi, la côte septentrionale de l’île et le fleuve Brantas. Par contraste, Sukarno lutte pour une Indonésie qui ait pour exactes frontières celles de l’empire des Indes orientales qui s’est étendu jusqu’à la Papouasie occidentale et aux Petites Îles de la Sonde. C’est un lecteur assidu de Marx et de Rousseau, qui apprécie l’œuvre de Renan et cite volontiers le débat entre Otto Bauer et Karl Kautsky sur l’essence des nations. Les pujangga et les priyayi rêvaient de restaurer un ordre monarchique calqué sur les hiérarchies immuables du cosmos, un buwono éternel dans lequel chaque geste de la vie quotidienne fut soumis à une litanie de règles rituelles et au sommet duquel siégeât un souverain incarnant l’axis mundi . Sukarno vit au contraire dans un monde en mouvement, un univers de traductions et de comparaisons : un dunia bergerak holderlinien, vide de transcendances, abandonné des divinités d’ancien temps . Il rêve de revolusi et de peuples en marche. Pourtant, le nationalisme populiste de Sukarno n’aurait pas été possible sans le prodigieux effort d’imagination politique accompli par des généra-tions de poètes et d’aristocrates. Sans l’aiguillon de la fierté « ethnique », c’est-à-dire sans l’exaltation des temps enfuis (zaman kuno) de la splendeur martiale des empires javanais, les petits priyayi du Budi Utomo, et à leur suite et à leur exemple Sukarno, n’auraient jamais pu convertir leur aspiration réformiste à une carrière plus rapide au sein du Pangreh Pradja en une incitation au renversement de l’ordre colonial. Sans l’imaginaire de Java patiemment mis au point pendant plusieurs siècles à l’ombre des murs blancs des palais de Solo et de Jogja, il n’y aurait vraisemblablement pas eu de rêve indonésien. Ce sont la connaissance des précédents impériaux autochtones et la valorisation d’un « héritage moral » autonome qui ont permis de réaliser, dans les esprits des élites indigènes, l’adéquation entre espace politique (l’État colonial) et espace culturel qui est, selon Ernest Gellner, au principe même de l’idée nationale . La contrepartie de cette contribution de Java à l’Indonésie a été, logiquement, la javanisation de l’Indonésie, d’abord en tant qu’idéal à atteindre puis en tant que territoire à administrer. Pour Sukarno, le Timor ne peut donc être que quantité négli-geable. Aussi est-il presque impossible de trouver mention de l’île dans les dizaines d’articles enflammés qu’il a écrits dans Fikiran Ra’jat avant 1942 . L’intérêt pour la partie occidentale du Timor ne se précise en fait que dans les années 1950, lorsque Sukarno élabore sa doctrine anti-impérialiste pour réactiver l’élan révolutionnaire national. Quant à la nécessité de l’invasion de la partie orientale, elle apparaît comme le produit de calculs militaires propres aux stratèges de l’Ordre Nouveau, ainsi que l’ont bien montré Carmel Budiarjo et Liem Sioe Liong dans leur remarquable étude de la préparation des opérations d’annexion . Le Timor Est ne réacquiert in fine une valeur stratégique aux yeux de Jakarta que dans le contexte de la lutte anti-communiste en Asie orientale, réfractée et attisée à Jakarta par la relation privilégiée entre la CIA et le BAKIN (service de renseignement militaire indonésien). Le plus grand mensonge de l’Ordre Nouveau du Président Suharto aura bien consisté à justifier une sanglante politique d’expansion territoriale dictée par des considérations de realpolitik régionale par l’invocation de précédents historiques fabriqués de toutes pièces. À rebours des affirmations à répétition de l’armée, le Timor n’avait jamais figuré au centre de l’imaginaire nationaliste indonésien, ni véritablement appartenu aux systèmes impériaux d’ancien temps. L’onction de la tradition ne relevait ici ni plus ni moins, comme en tout régime autoritaire engagé dans une quête de légitimité, que du tour de passe-passe propagandiste. Si Sukarno a si fortement marqué l’historiographie du nationalisme indonésien, c’est bien parce qu’il a été la vivante illustration du passage d’un nationalisme « ethnique », javaniste, à une conception moderne, étatisante, de la nation indonésienne. L’occupation japonaise (1942-1945), puis la « Révolution Physique » (1945-1949) contre les troupes néerlandaises qui souhaitaient reconquérir l’archipel, ont été, chacune à leur façon, des périodes de diffusion intense du message nationaliste dans les campagnes. L’armée nipponne se présentait en effet, en Indonésie comme dans bien d’autres pays de la région, comme le porte-étendard de la « Grande Asie », et donc sous les traits d’une force de libération du joug colonial. Les atrocités commises dès les premiers mois par les soldats japonais n’ont pas dû donner bien longtemps crédit à ce mythe politique parmi la paysannerie javanaise, soumise à un régime de travail forcé et jetée dans la misère par les réquisitions à répétition. Mais au niveau des leaders nationalistes, l’occupant nippon a tenu au moins partiellement ses engagements, en les associant à l’exercice du travail de propagande, et donc en leur laissant la main libre pour prôner une Indonésie nouvelle, débarrassée de tout envahisseur. Intégrés dans les forces de sécurité auxiliaires (Peta, de Pembela Tanah Air) et dans les agences de presse, puis dans des « comités de conseillers » (Dewan Sanyo), et enfin dans un Comité préparatoire pour l’indépendance, les dirigeants nationalistes comme Sukarno, Hatta et Ki Hadjar Dewantara purent accélérer la mise au point d’une plateforme commune de gouver¬nement. La période d’occupation japonaise hâta également l’unifica¬tion linguistique de l’archipel. Comme le dit l’écrivain Pramoedya Ananta Toer, « on n’a jamais si bien parlé l’indonésien que sous les Japonais », qui favorisèrent le malais comme langue de chancellerie . Le 17 août 1945, deux jours après la capitulation de Tokyo, Sukarno proclama solennellement l’indépendance de la République d’Indonésie. Mais le retour rapide des troupes néerlandaises plongea le pays dans une longue guerre de libération nationale. Les Pays-Bas menèrent plusieurs « opérations de police » sanglantes contre les diverses guérillas républicaines et islamiques qui avaient pris le maquis. Pour la première fois dans l’histoire de Java, une révolte totale contre le colonisateur impliquait des dizaines de milliers de petits paysans agissant sous la houlette des leurs, formés au combat dans la Peta, et non sous le commandement de nobles ou de lettrés religieux. Le sentiment de participation populaire fut intense. En ce sens c’est bien un embryon de révolution sociale qui prit place dans les maquis républicains de Java durant les quatre années que dura ce que l’on appellerait par la suite la « Révolution Physique » . Durant toute cette période, Sukarno ne cessa, avec Mohamad Hatta, de multiplier les démar¬ches diplomatiques auprès de l’ONU et des États-Unis. Son activisme fut payant. À l’issue de la Conférence de la Haye, les Pays-Bas transférèrent leur souveraineté sur l’Insulinde (à l’exception de la Papouasie occidentale) à un gouvernement fédéral (RUSI), le 27 décembre 1949. Le 17 août 1950, un changement de structure constitutionnelle permit la naissance de la République unitaire d’Indonésie. La phase étatique-autoritaire : Sukarno et Suharto À partir de 1949, en la personne de Sukarno mais aussi dans l’ensemble du corps social qui a été soudé par la guerre d’indépendance, les deux composantes majeures du nationalisme indonésien coexistent. La vision mystique-aristocratique et ethnicisante de la nation, issue du milieu priyayi, insiste sur l’inégalité native des individus, partagés entre « guides éclairés » et masses stupides, et sur le caractère nécessairement autoritaire du gouver-nement central qui doit faire le bonheur des humbles malgré eux. Ce réfé-rentiel paternaliste doit autant aux « traditions » palatines javanaises, couchées par écrit par les pujangga aux XVIIIe et XIXe siècles, qu’au discours moralisateur des Ethicis de Leyde et de Batavia, qui souhaitaient que les priyayi fussent les « éducateurs » du petit peuple. Entrant en conjonction avec la doctrine fasciste dans les années 1930, il produit chez Raden Soepomo, principal inspirateur de la Constitution présidentialiste de 1945, une théorie quasi-totalitaire de l’État : « l’Etat intégraliste » . Pour Raden Soepomo, les « devoirs sociaux » du citoyen doivent l’emporter sur ses droits individuels et l’État doit pouvoir à tout moment compter sur le sacrifice de ceux qu’il protège. On retrouve l’idéal d’une relation d’obéis¬sance absolue entre le murid (disciple) et son guru chez Ki Hadjar Dewantara (Soewardi Soerjaningrat). Prince du Paku Alaman devenu figure de proue de l’Indisch Partij au début des années 1910, Ki Hadjar crée dans les années 1930 un réseau d’écoles « alternatives » Taman Siswo, dans lesquelles les élèves doivent faire montre d’une déférence totale envers leurs maîtres. Ki Hadjar veut faire de ces phalanstères autoritaires le berceau de la nation indonésienne et Sukarno s’inspirera explicitement de son exemple lorsqu’il instituera en 1959 la « Démocratie guidée » (Demokrasi Terpimpin) . Par contraste, la vision plébéienne-populiste de la nation, qui caractérise les années de la Révolution Physique, insiste sur l’égalité native des indi-vidus, et prône un système politique ouvert, de type parlementaire. C’est cette vision qui prévalut de 1950 à 1959, période au cours de laquelle l’Indonésie connaît deux scrutins multipartites et un nombre conséquent de gouvernements de coalition. Sous la Démocratie guidée (1959-1965), cet idéal égalitariste, qui en viendra à être assimilé au « sukarnoisme » en dépit de la carrière tardive de dictateur de Bung Karno, fut censuré au nom d’une conception ultra-volontariste de la construction stato-nationale. Seuls les militants clandestins, ou les avocats (attachés au principe de l’État de droit, negara hukum), continuèrent à diffuser cette conception sous l’Ordre Nouveau (1966-1998) du président Suharto. L’Ordre Nouveau, régime autoritaire militariste, se caractérisait en effet par la quête du mutisme politique des masses, théorisé sous la forme de la notion de « masse flottante ». Celle-ci signifiait qu’entre les élections quinquennales, baptisées « fêtes de la démocratie » (pesta demokrasi), il ne devait pas y avoir de « politique dans les villages ». Aussi les partis politiques légaux, à l’excep¬tion du parti gouvernemental ou Golkar, n’avaient-ils pas le droit de disposer de représentants dans les villages, ni même d’y tenir des réunions. Les fonc-tionnaires devaient quant à eux faire preuve de monoloyalitas en soutenant le Golkar dont ils devenaient d’office membres. En définitive, malgré le fossé idéologique qui sépare l’allié occasionnel du PKI de celui qui supervisa les massacres anti-communistes de 1965-1966, Sukarno et Suharto partagent une même vision autoritaire du processus de construction stato-nationale. Tous deux sont de farouches opposants à la logique du multipartisme, qui ne mène in fine qu’à la « division » de la communauté nationale. La Démocratie guidée de Sukarno et la Démocratie Pancasila de Suharto ont ceci de commun qu’elles reposent sur le refus névrotique des corps politiques intermédiaires (partis, syndicats, ormas) susceptibles de s’interposer entre le dirigeant et les masses. Tous deux se font une idée mégalomaniaque du destin national : le premier au nom de la Révolution qui abolira les distinctions de statut social, le second au nom de la contre-révolution qui les rétablira. Mais sous le rapport de leur rôle réel en tant qu’architectes de l’identité nationale, tout oppose les deux hommes. Sukarno est un avocat passionné de l’unité nationale : il souhaite effacer les différences de langues, d’« ethnies » (suku) et de religion, abraser les particularismes régionaux pour faire triompher une « Indonésie nouvelle » dans laquelle aucune allégeance primaire ne parasite la relation mystique entre le rakyat et son apôtre. Il est, comme le souligne Guy Hermet, un « populiste sincère » , qui se dit et se croit « la voix du peuple » (suara rakyat) comme le proclame son épitaphe à Blitar. Il conçoit la nation comme un organisme homogène, comme une collection d’individus reliés empathiquement au centre politique qu’il incarne. Le général Suharto, en revanche, en revient au modèle orientaliste du « musée des ethnies » élaboré par les savants coloniaux. Il est en effet tout à fait possible de comparer la grande fresque murale qui ornait le hall d’entrée du Koloniaal Instituut d’Amsterdam dans les années 1920, et sur laquelle s’égrenait des portraits de Bataks ou de Balinais « typiques », à Taman Mini Indonesia Indah, le parc d’attractions construit dans les années 1980 par Ibu Tien, l’épouse de Suharto, avec le concours d’un panel d’universitaires proches du régime . Dans Taman Mini, le long de deux grandes avenues de bitume, vingt-sept « maisons régionales », remplies de bibelots d’artisanat « indigène », sym-bolisent les vingt-sept provinces du pays. On peut aussi, au moyen d’un téléphérique, survoler une pièce d’eau dans laquelle se découpe l’archipel. Cette vision simultanément panoptique et différentialiste de la nation résu¬me l’idéal autoritaire de l’Ordre Nouveau. Tandis que Sukarno souhaitait, jusqu’à un certain point, homogénéiser les mœurs des citoyens, Suharto a joué la carte de la folklorisation, et donc de la dépolitisation, d’identités régionales large-ment réinventées. L’allocation différentielle des droits politiques à laquelle a procédé l’Ordre Nouveau (en maintenant une légis¬lation ségrégationniste contre les citoyens d’ascendance sino-indonésienne et en déniant tout droit d’expression électoral aux « tribus non civilisées » comme les Meratus de Kalimantan) traduit cette vision éclatée de l’identité nationale. Elle explique également, pour une large part, le regain des violences intercommunautaires aujourd’hui. * * * La nation sans le peuple et l’intrus timorais ? Le mythe d’une « glorieuse Indonésie » (Indonesia Raya), formulé pour la première fois dans les années 1930 par les dirigeants nationalistes proches du milieu nobiliaire javanais et qui deviendra le refrain des hymnes nationaux, se situe à l’intersection entre une vision ethnique ou javaniste de la nation (la grandeur, kerayaan, est une valeur aristocratique) et une vision moderniste et volontariste de la communauté citoyenne. Tout au long de son histoire, depuis l’invention de « Java » par les poètes de cour aux XVIIIe et XIXe siècles jusqu’aux appels à l’unité lancés par Sukarno dans les années 1950, depuis l’entrée en politique des priyayi au début du XXe siècle jusqu’à la construction de Taman Mini par les époux Suharto dans les années 1980, le nationalisme indonésien n’a cessé d’abriter des versions distinctes et possiblement contradictoires de la cité politique idéale. L’une, mystique-aristocratique dans notre typologie et « ethnique » dans celle d’Anthony Smith, insiste sur l’inégalité native des individus et sur la toute-puissance de l’État. L’autre, populiste-plébéienne ou « civique », est le refuge des prin¬cipes de fraternité (kesaudaraan) et d’égalité universelle, mais elle suppose aussi la désintermédiation absolue de la relation entre le peuple et son chef, sur le mode de la communion empathique. Dans un cas, les hiérarchies naturelles interdisent aux « petites gens », qui ne sont ni des saints ni des guerriers, de prétendre à la direction de la nation ou de participer trop activement à son développement. Dans l’autre cas, l’égalité native absolue des individus sert de prétexte à leur soumission totale à « l’un d’entre eux » qui, parce qu’il les représente fidèlement, parce qu’il est leur réplique par¬faite, les place d’emblée, mais de manière fictive, au centre du jeu politique. Soit qu’on les dise « irreprésentables » parce que moins bien nés qu’une élite restreinte ayant vocation à commander, soit, au contraire, qu’on les disent parfaitement représentés par un chef et donc voués à s’écouter en l’écoutant, les citoyens ordinaires n’ont jamais eu voix au chapitre durant près de trois siècles de genèse de l’espace politique national. Dans ces conditions, on comprend que Timor Est, où vivait une popu¬lation possédant tous les signes de différenciation diacritique d’avec Java – une population vue comme majoritairement chrétienne, qui ne parlait pas le pidgin malais devenu la langue nationale et dont le territoire n’avait jamais eu d’importance stratégique pour l’expansion des empires pré¬coloniaux –, n’ait jamais figuré sur la carte mentale d’un Goenawan Mangoenkoesoemo, d’un Ki Hadjar ou d’un Sukarno qui étaient, ou du moins se croyaient, les héritiers en ligne directe de Mataram. Si Megawati Sukarnoputri a « accepté » la sécession de Timor Est, alors qu’elle refuse avec la dernière vigueur celle d’Aceh ou de la Papua Barat, c’est que ces deux derniers territoires possèdent dans l’imaginaire nationaliste indonésien une impor¬tance que n’avait pas Timor – et aussi, il faut en convenir, un bien plus grand intérêt financier. Aceh, c’est « le gaz + l’islam » (car il est unanimement admis qu’Aceh est « la porte de La Mecque » en Asie du Sud-est). La Papua Barat, c’est « l’or + le solde de la mémoire coloniale », car il s’agit du dernier territoire de l’empire néerlandais à avoir rejoint l’Indonésie. Timor Est n’était, quant à lui, ni assez riche, ni assez significatif au regard des grandes constructions imaginaires du nationalisme indonésien pour mériter plus que quelques larmes bien vite séchées. 25 juin 2001 Romain BERTRAND Centre d’études et de recherches internationales Fondation nationale des sciences politiques-CERI

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